Vers une escalade militaire en mer de Chine méridionale ?
Extrêmement préoccupés par les conflits en Ukraine et en Palestine/Israël, les États-Unis n’en gardent pas moins un œil aiguisé sur les événements qui ont lieu en mer de Chine. Le secrétaire d’État américain, Antony Blinken s’est rendu aux Philippines le 19 mars 2024. Il a assuré son allié philippin d’un engagement « à toute épreuve ». Un allié qui ne cesse de sentir la pression de son encombrant voisin chinois.
Des tensions sino-philippines croissantes
Depuis février 2023, les tensions entre la Chine et les Philippines en mer de Chine méridionale n’ont cessé de croître. Collisions de navires, tir au canon à eau, attaque au laser, déploiement de bâtiments, etc. La Chine revendique une multitude de petites îles et récifs dans les îles Spratleys. Des îles philippines au regard de la Convention des Nations unies.
Les Philippines sont au cœur d’une zone stratégique qui comprend de nombreux enjeux au niveau économique, sécuritaire mais aussi géopolitique. Avec la recrudescence des tensions entre Pékin et Manille, se pose la question d’un conflit armé à moyen terme.
Les Philippines, pièce centrale de l’échiquier en mer de Chine méridionale
Les îles des Philippines sont une pièce centrale dans la région. En effet, ce pays comprend une multitude de petits récifs et îlots qui lui permettent de disposer d’une Zone Economique Exclusive (ZEE). Cet espace maritime sur lequel un État côtier exerce des droits souverains et économiques engendre des tensions aux quatre coins du monde. La chose est d’autant plus vraie en mer de Chine avec une influence philippine qui s’étend sur plusieurs milliers de kilomètres carrés. Autant dire que cela va à l’encontre des intérêts chinois.
La zone est très prometteuse : on estime à plus de 25.000 milliards de m3 de gaz naturel (soit 13,4% des réserves mondiales) et 11 milliards de barils de pétrole. Les îles de la mer de Chine méridionale sont riches en plancton et impliquent donc une importante réserve de ressources halieutiques. 15% de la pêche mondiale est issue de cette région. Riche en ressources naturelles abondantes et variées, cette zone est l’une des plus convoitées du globe.
La mer de Chine méridionale est bordée par les dix plus grands ports mondiaux, près de la moitié du commerce maritime mondial y transite (dont 90% du commerce extérieur de la Chine). Cette zone est donc un véritable nœud stratégique : posséder la souveraineté sur la mer de Chine méridionale, c’est s’assurer la prise de contrôle d’une part non négligeable du commerce qui y transite.
La stratégie du collier de perles
Depuis 2004, la Chine mène une tactique appelée « collier de perles », elle consiste en l’aménagement ou le rachat d’installations portuaires et autres points d’appui des ports chinois jusqu’au détroit d’Ormuz. Sont comprises dans ce collier, les fameuses îles Spratley tant revendiquées par la Chine.
Laurent Amelot, chercheur associé spécialiste de la politique étrangère chinoise écrit que « la stratégie du « collier de perles » répond alors à une ambition, celle de créer un « nouvel ordre international multipolaire » se traduisant en particulier par la remise en question de l’équilibre des puissances en Asie au détriment des Américains qui étaient jusqu’alors garants de la sécurité du continent et singulièrement de ses voies de communication maritimes ».
Dans une stratégie assimilable à celle du collier de perles chinois, l’intérêt de disposer de petites îles au milieu de la mer, permet d’avoir une « avancée », d’acquérir un pied-à-terre en marge des côtes. Même réduite, l’installation de base militaire est toujours vue comme utile. C’est l’exemple de la poldérisation (action d’endiguer et assécher une vaste étendue conquise sur la mer) des Spratleys à travers laquelle la Chine veut imposer son hégémonie sur cette mer.
Pékin a installé sur les récifs de Fiery Cross et Mischief, des stations militaires capables de brouiller les systèmes de communication et les radars. Trois des avant-postes chinois disposent aussi de pistes d’atterrissages, de hangar d’avions de combat ainsi que de bunkers et casernes. De grands médias françaisont repris l’expression de « Grande muraille de sable » utilisée par la diplomatie américaine pour parler du fait que la Chine a créé 7 îlots artificiels pour imposer sa présence en mer de Chine méridionale.
Des revendications territoriales contestées
La Chine revendique sa souveraineté sur 90 % de la mer de Chine méridionale pour des raisons historiques. La Chine aurait été la première nation à découvrir tous ces îlots et récifs et à les nommer. La communauté internationale ne s’aligne pas sur la version chinoise. En 2016, la Cour permanente d’arbitrage a catégoriquement refusé cette revendication, considérant qu’elle était dénuée de fondements juridiques. Ces eaux que la Chine réclame font partie de la « ligne des neufs traits » qui délimitent fictivement la zone où la Chine prétend devoir étendre sa souveraineté.
Dès 1988, Chine a enclenché un mouvement expansionniste dans l’archipel des Spratleys. Ce mouvement contesté par ses voisins s’est largement intensifié ces dix dernières années. Pékin a une « ambition qui va au-delà du simple duel avec les États-Unis et qui se manifeste dans un vaste et complexe plan d’expansion à caractère hégémonique s’appuyant également sur des instruments culturels, politiques et diplomatiques, économiques » explique Laurent Amelot, directeur du programme Indo-Pacifique à l’Institut Thomas More.
La Chine met en place la « tactique de la zone grise ». Pékin va chercher à créer des tensions sans pour autant déclencher un conflit ouvert. Par exemple, la Chine revendique sa souveraineté sur les îles Paracels. Plutôt que d’opter pour une confrontation militaire directe, la Chine a déployé des flottilles de bateaux de pêche dans la région, escortées par des navires des garde-côtes chinois. Ces bateaux de pêche agissent comme des agents non officiels, mais leur présence est clairement coordonnée avec le gouvernement chinois. Ils patrouillent autour des îles, bloquent l’accès à certaines zones, et harcèlent les navires de pêche étrangers opérant dans les eaux contestées. Cette tactique de la zone grise pousse à l’escalade sans jamais franchir de ligne rouge.
Des incidents à répétition
Les différends opposant Pékin et Manille sont nombreux. En 2012, les deux belligérants se sont affrontés à propos de l’atoll de Scarborough à coup d’arraisonnement de flottilles de bateaux de pêche.
En 2016, la Chine s’oppose fermement à l’exploitation de la Reed Bank (zone de fonds marins riche en hydrocarbures) par les Philippines. Une zone pourtant à 85 miles marins de la côte philippine. Après une expertise judiciaire, les Philippins sont autorisés à exploiter la zone. « Aucun fondement juridique pour que la Chine revendique des droits historiques » n’a été établi.
Une kyrielle de petits et gros incidents s’ensuivent. En février 2023, un navire chinois pointe un laser sur un bâtiment philippins pour l’aveugler durant quelques minutes. En août de la même année, un navire chinois tire au canon à eau sur un navire philippin. Un autre navire philippin se retrouve bloqué par deux navires chinois. Pékin installe une immense barrière flottante pour empêcher l’accès des Philippines au récif de Scarborough qui contient des eaux très poissonneuses. En octobre il y a une collision entre deux navires des deux puissances. Le 2 décembre 2023, la Chine déploie 135 navires près du récif de Whistun. Bref, les incidents s’enchaînent suivant un calendrier toujours plus resserré.
On compte entre 2020 et 2023, environ 450 protestations diplomatiques envoyées par Manille à Pékin. Ces chiffres révèlent clairement l’ampleur qu’ont pris ces évènements en mer de Chine méridionale.
Vers un conflit armé ?
Les alliances tiennent une grande importance dans ce conflit qui oppose en première ligne Manille et Pékin. Elles font entrer en jeu des acteurs initialement non impliqués dans ce conflit local. En 2023, les États-Unis signent avec les Philippines un accord de coopération stratégique et de de défense mutuelle. Cet accord permet aussi aux États-Unis d’accéder à plusieurs bases militaires au cœur de la zone de friction.
Le 21 novembre 2023, Washington et Manille mènent des patrouilles conjointes dans les eaux contestées. Le président philippin Ferdinand Marcos déclare qu’« avec ces actes de collaboration, nous souhaitons renforcer la sécurité régionale et favoriser un partenariat harmonieux avec les États-Unis dans la sauvegarde de nos intérêts communs« . Alors qu’au contraire, Pékin prétend établir « intelligemment des relations avec certains des États de la zone afin d’atteindre ses objectifs et de contester l’influence de l’hégémonie américaine. »
Les Chinois mènent de nombreux exercices militaires en mer de Chine méridionale. Cette démonstration de force illustre bien la souveraineté que veut imposer Pékin à toute la zone. La construction d’îlots au milieu de la mer ne reste pas anodine. Cela d’autant plus qu’ils ont vocation à abriter du matériel militaire.
Des acteurs multiples
Mark Larter développe en disant que « L’objectif de la Chine de devenir un leader mondial reconnu est fermement engagé et sa stratégie de contrôle de la MCM [mer de Chine méridionale, NDLR] est un facteur essentiel dans la réalisation de cette aspiration. Pour mettre en perspective les actions de Pékin, la Chine a récupéré 17 fois plus de terres au cours des deux dernières années que tous les autres demandeurs de la MCM réunis au cours des quarante dernières années ! Outre les stratégies d’affirmation de soi, telles que le refus d’accorder des SLOC (ligne de communication maritime stratégique), les tactiques de harcèlement et l’intimidation navale. »
Les États-Unis ne sont pas les seuls à s’être positionnés dans ce conflit. En décembre 2023, la France a parlé de la « sécurisation juridique des différents partenariats opérationnels et des activités. » L’objectif est de renforcer la coopération stratégique entre l’armée française et l’armée philippine. Cela passe notamment par l’augmentation des escales navales et des déploiements aériens français aux Philippines. La France a aussi créé une mission de défense permanente à Manille avec l’installation d’un officier supérieur de la marine. Le pays cherche à se positionner en tant que « puissance d’équilibre » entre la Chine et les États-Unis.
Une escalade maîtrisée ?
Les Philippines, et plus encore la Chine, sont de plus en plus téméraires. Cette dynamique risque de créer un terreau fertile à la multiplication des incidents. Pékin pourrait par exemple mettre en place un blocus naval complet des routes d’approvisionnement des Philippines autour des îlots contestés. La Chine a le monopole de l’escalade dans la région. Il suffit d’un rien pour déclencher l’incendie.
« Pékin a été habile et sournois dans le timing et la manière progressive dont il a érodé l’architecture économique et de sécurité de la MCM. Même lorsque ses actions donnent lieu à une riposte, son comportement n’est pas suffisant pour justifier une intervention et reste actuellement en deçà du seuil de la confrontation militaire. Les États-Unis, l’Anase et les parties prenantes internationales doivent maintenant décider d’une stratégie clairement articulée afin qu’il n’y ait pas de confusion aux yeux de la Chine quant aux conséquences du dépassement des « lignes rouges » écrit Mark Larter.
La Chine maîtresse du jeu ?
Il est certain qu’à l’heure actuelle, aucun des trois acteurs n’a d’intérêt à déclencher un conflit armé. La Chine teste le dispositif américain. Les Philippines ne sont pas militairement préparées à un conflit maritime et ne veulent pas forcer la main de Washington. Les États-Unis font de la défense de Taïwan leur priorité. La récente sortie d’Antony Blinken laisse toutefois présager un soutien plus solide en faveur des Philippines. Les États-Unis comprennent que pour contenir l’appétit chinois, il faudra se montrer d’une solidité à toute épreuve sur plusieurs fronts.
Les réponses de la communauté internationale n’ont pas été assez fermes et ne sont pas arrivées à temps. Pékin n’a donc pas changé de ligne de directrice. Ce que la Chine a gagné pourra difficilement être remis en cause, à moins d’une guerre. Cependant, aucun des acteurs ne semble prêt à une confrontation directe. Une confrontation directe à venir s’inscrit-elle dans l’ordre (terrible) des choses ? Seules les grandes puissances ont la réponse à une question aussi périlleuse.